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Pendant que son associé est dans la Réalité en train de faire elle ne sait quoi, son avatar devient une loque. Il reste assis là comme une poupée gonflable tandis que son visage continue de faire toutes sortes d’exercices d’étirement. Elle ignore ce qu’il fait au juste, mais ça doit être excitant parce que, la plupart du temps, il est soit très surpris, soit effrayé à mort.
Peu après sa conversation avec le pingouin de la Bibliothèque à propos du porte-avions, elle commence à entendre de drôles de grondements sourds – qui viennent de la Réalité – à l’extérieur. Des bruits qui évoquent à la fois un tir de mitrailleuse et une scie à ruban. Chaque fois qu’elle entend ces bruits, le visage de Hiro prend un drôle d’air, comme pour dire : c’est maintenant que je vais crever.
Quelqu’un lui tape sur l’épaule. Un type en costume de ville qui doit avoir un rendez-vous important dans le Métavers et qui se dit qu’une kourière ça ne peut pas faire des trucs tellement urgents. Elle l’ignore quelques instants.
Puis le bureau de Hiro devient flou et fait un bond dans le décor comme s’il était peint sur un store qui monte. Elle se retrouve nez à nez avec un gus. Type asiatique. Une sale gueule. Un de ces pingouins avec une antenne.
— Qu’est-ce que vous voulez ? demande-t-elle.
Il lui saisit le poignet et la tire à l’extérieur de la cabine. Il y a quelqu’un d’autre qui l’accompagne et qui agrippe l’autre bras de Y.T. Ils s’éloignent de la cabine.
— Lâchez-moi, bordel ! hurle-t-elle. Ça va, je vous suis, mais lâchez-moi !
Ce n’est pas la première fois qu’on l’éjecte d’un bâtiment plein de types en costume de ville. Mais cette fois-ci c’est légèrement différent. Cette fois-ci, les videurs sont des figurines en plastique grandeur nature sortant tout droit des commandos d’Action Man.
Ce n’est pas tant que ces types ne parlent probablement pas anglais, mais ils n’ont pas un comportement normal. Elle réussit à dégager un de ses bras et le mec ne lui file pas une torgnole ou quoi que ce soit, il se tourne simplement vers elle et la palpe de manière mécanique jusqu’à ce qu’il retrouve son bras. Son expression n’a pas changé pendant tout ce temps, ses yeux ont le regard fixe d’une paire de phares déréglés. Sa bouche est juste assez ouverte pour lui permettre de respirer, mais ses lèvres ne remuent jamais, ne changent jamais d’expression.
Ils sont dans un ensemble de cabines de navire et de conteneurs éventrés qui font office de hall de réception d’hôtel. Les antennés la traînent dehors et lui font traverser le cercle réticulé de l’aire d’atterrissage des hélicos. Juste à temps, car il y en a un qui arrive pour se poser. Les procédures de sécurité sont merdiques sur ce bateau. Ils auraient pu se faire décapiter par le rotor. C’est l’hélico de luxe avec le logo RARE qu’elle a vu l’autre fois.
Les antennés essaient de l’entraîner sur une espèce de passerelle qui relie le bateau à un autre au-dessus des flots. Elle réussit à se tourner de l’autre côté, agrippe le bastingage à deux mains, cale ses mollets autour du chandelier et résiste. L’un des deux types la tire en arrière par la taille tandis que l’autre la force à lâcher prise, un doigt après l’autre.
Plusieurs mecs descendent de l’hélico. Ils ont des combinaisons dont les poches débordent de toutes sortes d’appareils. Elle voit même un stéthoscope. Ils sortent de l’hélico de gros coffres en fibre de verre, avec des croix rouges peintes sur le côté, et se précipitent à l’intérieur du porte-conteneurs. Y.T. sait qu’ils ne font pas tout ça juste pour secourir un homme d’affaires adipeux qui s’est pété un ventricule en abusant de pruneaux à l’eau-de-vie. Non. Ils sont là pour ranimer son copain Raven. Un Raven gonflé aux amphètes, c’est juste ce dont le monde a besoin en ce moment.
Ils l’entraînent sur le pont du bateau voisin. De là, ils prennent une sorte d’échelle qui conduit au bateau suivant, un truc énorme. Ce doit être un pétrolier, se dit Y.T. Le pont est couvert de tubulures où la rouille perce à travers la peinture blanche. De l’autre côté, elle aperçoit l’Enterprise. C’est là qu’ils vont.
Il n’y a pas de passage direct entre les deux navires. Sur le pont de l’Enterprise, une grue est en train de pivoter. Au bout de son câble, il y a une petite cage de fer qui oscille, monte et descend au rythme des mouvements des deux bateaux. Elle se balance comme un pendule. Elle est munie, sur le côté, d’une petite porte restée ouverte.
Dès qu’elle est sur le pont, ils la poussent dedans la tête la première, en lui immobilisant les bras dans le dos pour qu’elle ne puisse pas repousser la cage. Ils passent pas mal de temps à faire entrer ses jambes. Elle a compris que ça ne sert à rien de parler, et elle se débat en silence. Elle réussit à décocher une bonne ruade sur l’arête du nez d’un des types, et elle entend l’os qui craque, mais l’homme n’a pas la moindre réaction, à part ramener la tête en avant après l’impact. Elle l’observe avec curiosité, elle attend de voir combien de temps il va lui falloir pour s’apercevoir qu’il a le nez cassé et que c’est elle qui lui a fait ça. Puis elle cesse de se débattre assez longtemps pour qu’ils la poussent complètement à l’intérieur et referment la porte.
Un raton laveur avec un minimum d’expérience serait capable de soulever le loquet. La cage n’est pas faite pour emprisonner les gens. Mais le temps de se redresser suffisamment pour mettre la main dessus et elle se balance à six ou sept mètres du pont, au-dessus du couloir d’eau noire qui sépare le pétrolier de l’Enterprise. Tout en bas, contre la coque, elle voit un canot en caoutchouc abandonné qui se cogne d’une paroi métallique à l’autre.
Il y a quelque chose qui ne va pas à bord de l’Enterprise. Des trucs qui crament, par exemple. On entend des coups de fusil. Elle a de moins en moins envie de se retrouver en bas. Tant qu’elle se balance dans les airs, au moins, elle a une vue d’ensemble du navire, et ça lui confirme qu’il n’y a pas d’issue, pas de passerelle ni d’échelle menant où que ce soit.
La cage descend lentement sur le pont, toujours en se balançant fortement au bout de son câble. Quand elle touche, elle rebondit et glisse sur quelques mètres avant de s’arrêter. Y.T. soulève vivement le loquet et saute sur le pont. Mais qu’est-ce qu’elle peut faire ?
Il y a une cible peinte et des hélicos arrimés non loin. L’un d’eux, énorme, est un engin biturbine qui ressemble à une baignoire volante festonnée de canons et de missiles. Il est au centre de la cible, toutes ses lumières allumées, moteur ronflant, rotor tournant au ralenti. Un petit groupe d’hommes l’entoure.
Y.T. s’avance vers eux. Ça ne lui plaît pas du tout de faire ça, elle sait que c’est exactement ce qu’ils attendent d’elle, mais elle n’a pas le choix. Elle aurait aimé, de tout son cœur, avoir sa planche avec elle. Le pont de ce porte-avions est un terrain rêvé pour ça. Elle a vu dans des films qu’ils ont de grosses catapultes à vapeur pour lancer les avions dans le ciel. Ce serait chouette si elle pouvait faire ça sur sa planche !
Tandis qu’elle se rapproche de l’hélico, un des types se détache du groupe pour venir à sa rencontre. Il est gros, il a un ventre qui ressemble à celui d’une barrique de deux cent cinquante litres et une moustache en guidon de vélo. Il rit d’une manière arrogante qui exaspère Y.T.
— Regardez-moi cette petite chose abandonnée ! dit-il. Ma pauvre gamine, tu ressembles à un rat mouillé qu’on vient de mettre à sécher.
— Merci, dit-elle. Et vous, vous ressemblez à de la galantine de cochon.
— Très drôle, fait le type.
— Si c’est très drôle, pourquoi ça ne vous fait pas rire ? Vous avez peur que ce soit la vérité ?
— Écoute, ma jolie, je n’ai pas le temps de jouer à ces jeux d’adolescent avec toi. J’ai déjà donné. J’ai mangé de la soupe exprès pour échapper au plus vite à ces conneries-là.
— C’est pas parce que vous n’avez pas le temps, c’est parce que vous n’êtes pas cap.
— Tu sais qui je suis ?
— Ouais. Je sais. Et moi, vous savez qui je suis ?
— Y.T. Une kourière de quinze ans.
— Et amie personnelle de tonton Enzo.
Elle sort ses plaques d’identification par-dessus sa tête et les lui jette. Il tend la main, surpris, et la chaînette s’enroule autour de son doigt. Il lit ce qui est écrit sur les plaques.
— C’est un joli petit souvenir, dit-il en les lui relançant. Je sais bien que tu es la copine de tonton Enzo. Tu crois que j’aurais perdu mon temps, autrement, à te faire venir jusqu’ici ? Mais je vais te dire, j’en ai rien à foutre de tes plaques, parce que tonton Enzo, avant ce soir, va se retrouver au chômage, ou bien c’est moi qui ressemblerai, comme tu dis, à de la galantine de cochon. Simplement, je m’étais dit que le Grand Macaroni serait moins susceptible d’envoyer un Stinger dans la turbine de l’hélico qui est là s’il savait que sa chiquita est à bord.
— C’est pas ce que vous croyez, fait Y.T. Dans la relation que j’ai avec tonton Enzo, la baise n’a absolument rien à voir.
Elle est tout de même chagrinée de voir que les plaques, après tout ce temps, n’ont aucun effet magique sur les méchants.
Rife lui tourne le dos et se dirige vers l’hélico qui attend. Au bout de quelques pas, il s’arrête et fait volte-face pour la regarder. Elle n’a pas bougé de sa place, elle fait tous les efforts qu’elle peut pour ne pas pleurer.
— Tu t’amènes ? demande-t-il.
Elle regarde l’hélico. C’est quand même un moyen de quitter le Radeau.
— Je peux laisser un mot pour Raven ? demande-t-elle.
— En ce qui le concerne, je crois qu’il a déjà été chatouillé par ta plume, ha ! ha ! ha ! Dépêche-toi, ma petite, on est en train de gaspiller du carburant à cause de toi, et c’est mauvais pour le foutu environnement.
Elle le suit et grimpe à bord de l’hélico. L’intérieur est agréablement chauffé et éclairé, les sièges sont confortables. C’est comme si elle rentrait après une dure journée de travail sur l’autoroute en février pour s’installer dans son fauteuil capitonné préféré.
— J’ai fait redécorer l’intérieur, explique Rife. C’est un vieil hélicoptère de combat soviétique, et il n’était pas fait pour le confort. Mais c’est le prix à payer pour son blindage.
Il y a deux autres types dans la cabine. Le premier a la cinquantaine, plutôt maigre, la peau malsaine. Il a des doubles foyers cerclés et, sur les genoux, un portable. C’est un techno. L’autre est un Américain noir massif, armé d’un flingue.
— Y.T., fait Rife, toujours poli, je te présente Frank Frost, mon directeur technique, et Tony Michaels, mon chef de la sécurité.
— Enchanté, fait Tony.
— Comment ça va ? demande Frank.
— Poil au baba, réplique Y.T.
— Ne marchez pas là-dessus, s’il vous plaît, lui dit Tony.
Elle baisse les yeux. En s’installant dans un siège inoccupé à proximité de la porte, elle a marché sur un paquet posé par terre. Il est à peu près de la taille d’un annuaire du téléphone, mais irrégulier, très lourd, enveloppé de plusieurs épaisseurs de plastique à bulles semi-transparent. Elle aperçoit en partie ce qu’il y a à l’intérieur. C’est un truc rouge-brun, couvert d’encoches comme des pattes de mouche, dur comme de la pierre.
— C’est quoi ? demande Y.T. Du beurre maison de chez grand-maman ?
— C’est un artefact ancien, répond Frank, qui ne sait quelle contenance adopter devant elle.
Rife laisse entendre un gloussement, comme s’il était amusé et soulagé à l’idée que Y.T. a trouvé une autre tête de Turc.
Un autre type arrive sur le pont en marchant comme un canard, épouvanté à l’idée de se faire arracher la tête par le rotor. Il grimpe à bord. Il a la soixantaine, avec sur la tête une masse de cheveux blancs qui ressemble à un dirigeable et que le souffle du rotor n’a pas dérangée d’un poil.
— Salut, tout le monde, dit-il d’une voix joyeuse. Je ne crois pas connaître tous ceux qui sont ici. Je suis arrivé ce matin et je repars déjà.
— Qui êtes-vous ? lui demande Tony.
Le nouveau venu a l’air un peu vexé.
— Greg Ritchie, se présente-t-il.
Voyant que personne ne réagit, il ajoute, pour leur rafraîchir la mémoire :
— Président des États-Unis.
— Ah ! Désolé. Heureux de faire votre connaissance, dit Tony en lui tendant la main. Tony Michaels.
— Frank Frost, murmure Frank, tendant à son tour une main molle d’ennui.
— Ne faites pas attention à moi, m’sieur, fait Y.T. en voyant que Ritchie regarde de son côté. Je ne suis qu’une otage.
— Arrache-moi ce bébé d’ici, fait Rife en s’adressant au pilote. On va à L.A. On a un contrôle de mission à effectuer.
Le pilote a un visage anguleux que Y.T., après son expérience sur le Radeau, est maintenant capable d’identifier comme étant typiquement russe. Il commence à tripoter ses commandes. Les turbines se mettent à siffler plus fort et le tac-tac du rotor s’accélère. À ce moment-là, Y.T. sent, sans rien entendre, deux petites explosions. Les autres les ont senties aussi. Mais seul Tony réagit. Il s’aplatit sur le plancher de l’hélico, sort un flingue de dessous son blouson et ouvre la portière de son côté. Pendant ce temps, les turbines redescendent dans le grave et le rotor va moins vite.
Y.T. le voit maintenant par la verrière. C’est Hiro. Il est couvert de suie et de sang, et il tient un pistolet dans une main. C’est lui qui a tiré deux coups en l’air, pour attirer leur attention. Il bat maintenant en retraite derrière l’un des hélicos arrimés, pour se mettre à l’abri.
— Vous êtes mort ! lui crie Rife. Vous êtes coincé sur le Radeau. J’ai ici un million de myrmidons. Vous avez l’intention de les tuer tous ?
— Un sabre n’est jamais à court de munitions, réplique Hiro.
— Qu’est-ce que vous voulez, au juste ?
— Je veux la tablette. Donnez-la-moi et je vous laisse décoller. Ensuite, votre million de myrmidons pourra me faire la peau. Si vous ne me la donnez pas, je vide mon chargeur dans la verrière de votre hélico.
— Elle est à l’épreuve des balles, ha ! ha ! fait Rife.
— C’est faux ! lui crie Hiro. Demandez aux moudjahiddin d’Afghanistan !
— Il a raison, reconnaît le pilote.
— Putain de merde soviétique ! s’exclame Rife. Ils ont mis tout ce blindage sur la coque et la verrière est en verre ?
— Donnez-moi la tablette, insiste Hiro, ou je viens la chercher.
— Ça m’étonnerait, lui dit Rife. J’ai mon remède magique.
Au dernier moment, Y.T. essaie de baisser la tête pour passer inaperçue. Elle a trop honte. Mais Hiro croise un instant son regard, et elle voit la défaite se dessiner sur son visage.
Elle plonge à plat ventre et réussit presque à se glisser dehors, sous le souffle puissant du rotor. Mais Tony la rattrape par le col et la tire en arrière. Il la fait glisser sur le ventre et lui plante son genou dans le bas du dos pour la maintenir par terre. Pendant ce temps, les turbines montent de nouveau en puissance. Par la portière ouverte, Y.T. aperçoit l’horizon d’acier du pont du porte-avions qui commence à s’éloigner.
Après tout ce mal qu’ils se sont donné, elle a tout fait foirer. Elle devra rembourser Hiro.
Ou pas encore, peut-être.
Elle pose le talon de la main au bord de la tablette d’argile et la pousse de toutes ses forces. Elle glisse sur le plancher, oscille sur le seuil et bascule dans le vide.
Encore une livraison de faite. Encore un client satisfait.